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Faux profils, emprise, scénarios travaillés : le succès des nouveaux arnaqueurs sentimentaux

Dernière mise à jour : 3 mars 2022




Et si le parfait prince charmant existait réellement ? À 49 ans, Sophie a voulu y croire. Après une rupture douloureuse, une pandémie mondiale et un an et demi de télétravail, cette Nordiste dynamique a décidé de tout recommencer. En juillet 2021, elle s'inscrit sur l'application Tinder et tombe, en quelques jours, sur l'homme de ses rêves. Un "mec super mignon", beau parleur, architecte à succès. Très vite, les conversations se déplacent sur la messagerie WhatsApp et se multiplient - aussi régulières qu'intenses.

Le mot "amoureux" tombe au bout de deux semaines, Sophie discute avec son bel inconnu "matin, midi et soir", tous les jours, pendant deux mois et demi. L'homme n'est jamais disponible pour un appel en visio ou un coup de téléphone, mais lui envoie des photos de lui chaque jour, toujours différentes. "On finit par s'attacher, parce qu'on vous dit tout ce que vous voulez entendre. C'était comme une évidence", raconte Sophie.

"Il m'a eue à l'usure"

Jusqu'au jour, fatidique, où le couple virtuel fixe une date de rencontre. L'amoureux, censé vivre à Lyon, annonce la veille de l'événement qu'il doit partir au Sénégal pour récupérer un héritage. Mais arrivé sur place, un étrange scénario prend forme : il se serait fait voler sa carte bleue et ses papiers et demande à Sophie de lui envoyer de l'argent pour survivre. La quadragénaire refuse une première fois, perplexe.

L'après-midi même, un message provenant d'un autre numéro la rassure : son bien-aimé s'était en réalité fait voler son téléphone et n'a pas besoin d'argent. "Il m'a dit de ne pas répondre à cette arnaque, c'est comme ça qu'il a réussi à m'embobiner", souffle Sophie. Un mois passe, durant lequel le couple continue à discuter sur Facebook, puis sur Hangout, la messagerie instantanée de Google. L'arnaqueur endort sa proie peu à peu, lui expliquant ses supposés problèmes avec l'ambassade française, ses soucis d'argent. Sophie, dans le doute, tente de retrouver des traces de son récit sur le Web, joint même l'ambassade - en vain. "Et un jour, je tombe sur d'autres profils sur les réseaux sociaux, avec ses photos... Et des noms différents."

C'est la douche froide. Sur les réseaux, la Nordiste interroge son amant virtuel. "Si tu es le vrai, envoie-moi une photo de toi avec mon nom écrit sur une feuille !", lui impose-t-elle, persuadée de démasquer ainsi l'escroquerie. Le lendemain, la photo arrive sur sa messagerie. Même visage, même sourire, prénom inscrit à la main sur une feuille de papier. Emplie de culpabilité, Sophie cède aux histoires hallucinantes de cet homme, qui lui assure avoir finalement trouvé un trajet retour dans la cale d'un bateau. Elle lui envoie 3 100 euros par coupons PCS - une sorte de carte prépayée intraçable, qui permet d'effectuer des retraits d'argent en France ou à l'étranger.

"Il m'a eue à l'usure, c'était de la manipulation psychologique", décrit Sophie, pour qui la fraude s'accélère. Son interlocuteur se serait fait arrêter sur le paquebot et craint de finir en prison au Sénégal. Il lui demande 15 000 euros pour le sortir d'affaire. "Quand j'ai refusé, il a baissé à 11 000", commente Sophie, dépitée. Fragilisée, à deux doigts de céder, elle raconte finalement son histoire sur "Stop escroqueries, informations et signalements", une page Facebook spécialisée dans les arnaques, sur laquelle des internautes lui conseillent d'arrêter immédiatement les frais. "Et là, j'ai compris que tout était un mensonge. Les preuves étaient des montages, les photos étaient bidon. J'avais besoin de quelqu'un qui puisse me remettre les yeux en face des trous, même si j'ai mis du temps à comprendre que cet homme n'existait pas."

Montages pointus, manipulation...

L'escroquerie dont a été victime Sophie, au scénario bien ficelé et adapté en temps réel aux doutes de la quadragénaire, semble bien loin des traditionnelles "arnaques à l'amour" qui existaient jusqu'alors sur les sites de rencontres classiques. Fini les messages copiés-collés, remplis de fautes d'orthographe et réclamant des sommes déraisonnables au bout de quelques heures seulement.

Plus créatifs que jamais, les "brouteurs" - ces escrocs spécialisés dans la cyberarnaque - prennent désormais le temps de séduire leurs victimes à coups de montages toujours plus pointus, de manipulation mentale et d'histoires rocambolesques appuyées par des documents parfois étonnants de réalisme. Surtout, les arnaques prennent désormais différentes formes, passant de simples demandes de transactions financières à des fraudes massives à l'investissement. Alarmée par l'évolution du phénomène, l'Organisation internationale de police criminelle Interpol a même publié, le 19 janvier 2021, une note à l'ensemble de ses 194 pays membres afin de les alerter de telles escroqueries sur les sites et applications de rencontre.

"Il y a de plus en plus de manipulation. J'ai vu des escrocs ne pas demander d'argent à leurs victimes avant huit mois, d'autres qui discutaient avec elles pendant six ou huit heures par jour, au point de se relayer la nuit avec un autre brouteur pour tenir !", témoigne Thierry, fondateur de plusieurs groupes Facebook d'aide aux victimes. Récemment rendues célèbres par le documentaire Netflix à succès L'Arnaqueur de Tinder, les escroqueries de ce type ne feraient que se multiplier en France, notamment à la faveur de la pandémie et de l'isolement des victimes.

"Avant, je recevais un message d'appel à l'aide tous les trois jours sur Facebook. Maintenant, c'est deux ou trois fois par jour minimum. Les victimes perdent parfois des sommes très importantes, revendent leur mobilier ou même leur maison de vacances", déplore Thierry. La victime la plus fragile qu'il ait accompagnée a été escroquée de plus de 350 000 euros par son "compagnon" virtuel.

Ne jamais partager de détails personnels

"Par le biais du confinement, les applis de rencontre ont connu un franc succès et se sont démocratisées. Et là où il y a du monde, il y a de l'arnaque : des petits malins exploitent ces outils pour récolter des données personnelles et/ou de l'argent", résume Noémie Minster, responsable communication de la société de cybersécurité Kaspersky France. Selon une enquête réalisée en 2021 par son entreprise sur plus de 1 000 utilisateurs français, 18% des personnes ayant déjà utilisé une application de rencontre indiquent y avoir été arnaquées et 31% assurent avoir déjà été contactées par un escroc.

"J'y ai cru à tous les niveaux. Je m'en veux d'être tombée dans le panneau, si vous saviez... J'ai de la rage en moi, de la colère" - Véronique, victime d'une arnaque sur l'interface de rencontres de Facebook

Parmi les personnes les plus touchées figurent les internautes les plus jeunes - âgés de 18 à 24 ans -, et les plus âgés - plus de 65 ans. "Ces profils sont plus susceptibles de divulguer trop d'informations et de mal configurer leurs pages personnelles", regrette Noémie Minster, qui recommande de ne jamais partager de détails trop personnels, de ne pas relier son compte à d'autres réseaux sociaux ou encore de ne pas dévoiler sa localisation sur ce type d'application.

"J'ai tout de suite confié beaucoup de détails sur ma vie, et il en a profité", témoigne ainsi Véronique*, assistante dentaire à la retraite. Au mois de septembre dernier, cette septuagénaire s'inscrit sur Rencontres, la nouvelle interface de dating de Facebook. Veuve depuis quatre ans, récemment victime d'une fracture de la rotule, elle discute avec un homme pendant des semaines. Raphaël, cet ami virtuel, devient son confident ; de son côté, il lui raconte son quotidien, ses dix ans passés à Abidjan, puis son divorce, son addiction aux jeux, son statut d'interdit bancaire... Petit à petit, la machine se met en marche.

"Très franchement, j'ai honte"

Au bout d'un mois, Raphaël raconte à Véronique qu'il doit récupérer un bien en Côte d'Ivoire, où il risque sa vie à cause "d'anciens conflits". Loin d'être crédule, la retraitée vérifie sur le Web les horaires de billets d'avion qu'il lui communique, le nom de l'hôtel dans lequel il est censé résider et même l'adresse de la fameuse villa dont il doit hériter. "Tout concordait, tout était vrai", lâche-t-elle. Mais rapidement, l'homme lui demande de l'aide : pour récupérer sa maison, il lui manquerait plusieurs milliers d'euros.

Aveuglée par la confiance installée depuis des semaines, rassurée par ses vérifications, Véronique cède et lui envoie 5 000 euros par coupons PCS. Son interlocuteur lui envoie la confirmation de la transaction du bien : l'ancienne assistante dentaire contrôle le cachet, la signature... Encore une fois, tout semble réel. Le voyage dure, puis Raphaël tombe malade. "J'ai reçu des photos de lui sur un lit d'hôpital, disant qu'il avait contracté le paludisme. Il avait encore besoin d'argent."

Méfiante, Véronique demande alors une copie des résultats d'analyse, qui lui sont rapidement envoyés. Un ami scientifique lui confirme le diagnostic : son amoureux a bien le paludisme. "C'est fou d'aller aussi loin", commente la septuagénaire. En tout, elle enverra plus de 10 000 euros à son brouteur - à qui l'on diagnostique entre-temps un cancer du foie pour lequel il doit se faire opérer d'urgence.

Véronique met quatre mois avant de comprendre la supercherie : un soir, en surfant sur la Toile, elle découvre la photo de son soupirant sur d'autres profils Facebook, sous différentes identités. En continuant ses recherches, elle se rend finalement compte que les photos utilisées sont celles d'une ancienne star de cinéma argentin - bien loin de l'image banale d'un certain Raphaël habitant l'Ain.

"Paf, j'ai tout compris", raconte Véronique, mimant le bruit d'un souffle coupé. "Je lui ai dit que je l'avais démasqué, puis j'ai supprimé notre conversation sur WhatsApp et je ne lui ai plus jamais reparlé", conclut la retraitée, la gorge nouée. Au-delà de la perte financière, la victime tient à insister sur l'angoisse provoquée par cette désillusion. "J'étais tombée amoureuse de ce type, j'y ai cru à tous les niveaux, souffle-t-elle. Je m'en veux d'être tombée dans le panneau, si vous saviez... J'ai de la rage en moi, de la colère."

"Je me disais que ce serait quelque chose de beau et je me suis simplement fait enrôler comme un débile", assure quant à lui Théo*, 34 ans, arnaqué de 150 euros en quelques jours par un faux profil sur Tinder. "Quand j'ai réalisé l'arnaque, j'étais effondrée, avec cette impression de m'être fait avoir comme une bleue. Je me sentais coupable et ce sentiment ne me quitte plus depuis", abonde Lucie*, enseignante de 59 ans, qui a envoyé plus de 20 000 euros à un brouteur rencontré sur Meetic. Les histoires racontées à L'Express décrivent toutes le même mode opératoire, s'appuyant sur la solitude, la culpabilité et la honte des victimes.

Une fois l'escroquerie dévoilée, les dégâts financiers et psychologiques sont impressionnants. "J'ai perdu une bonne partie de mes économies, je me suis disputée avec mon fils, et très franchement, j'ai honte", lâche Lucie en contrôlant un sanglot. Comme Véronique, Théo ou Sophie, l'enseignante a porté plainte - sans résultat. Les autorités ne sont pas dupes : certains policiers ont, de but en blanc, indiqué aux témoins interrogés que leurs affaires n'aboutiraient pas.

"C'est un labyrinthe pour retrouver l'auteur"

"Juridiquement, il est malheureusement très difficile d'obtenir des résultats, surtout lorsque les arnaqueurs sévissent à l'étranger", relève Olivia Mons, porte-parole de la fédération France victimes, qui regrette notamment que les magistrats ne prennent pas conscience de l'ampleur du phénomène. "Les plus petites plaintes ne sont souvent pas prises au sérieux, alors qu'un arnaqueur qui escroque des centaines de victimes pour un montant de 150 euros peut devenir très dangereux", fait-elle valoir.

"Au moment où les victimes arrivent dans mon bureau, certaines y croient encore un peu. L'emprise est totale" - Alexandre Lazarègue, avocat

Selon l'avocat spécialisé en droit du numérique Thierry Vallat, ces escroqueries sont pourtant punies par la loi, définies par l'article 313 du Code pénal et punissables de cinq ans d'emprisonnement et de 375 000 euros d'amende. "Le problème, c'est qu'une fois l'argent envoyé par PCS ou Western Union à l'étranger, il est très difficile de le récupérer", admet-il, évoquant des escroqueries "réfléchies pour passer entre les mailles du filet".

"C'est parfois un labyrinthe pour retrouver l'auteur", ajoute son confrère Alexandre Lazarègue. "Il faut tirer le fil de toutes les adresses IP, des numéros et adresses mails utilisés, souvent hébergés à l'étranger... D'autant que certains pays ne sont pas très coopératifs", souligne-t-il. Surtout, accablées par la honte, certaines victimes ne réagissent pas avant plusieurs mois. Récemment, l'avocat s'est ainsi penché sur le cas d'un arnaqueur de Tinder, présenté à ses victimes sous l'identité d'un entrepreneur américain vivant au Moyen-Orient.

A coup de photos de qualité, de faux sites Internet et même de faux reportages diffusés sur YouTube, l'homme aurait escroqué des sommes impressionnantes à différentes utilisatrices françaises. "Au moment où les victimes arrivent dans mon bureau, certaines y croient encore un peu. L'emprise est totale, malheureusement", témoigne Alexandre Lazarègue. Il y a quelques semaines, le spécialiste a été contacté par une énième victime de cet homme. Rencontré en 2018 sur Tinder, il lui aurait soutiré plus de 100 000 euros. "Il faut dire stop. La justice et la police doivent prendre conscience de ces problématiques", plaide-t-il.



Céline DELBECQUE


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